Les crimes de 1944 en Italie, spécifiquement en Ciociarie, en Latium et en Toscane1, sont des viols en masse et homicides commis sur les populations civiles par des éléments de l’Armée d’Afrique qui servaient sous les ordres du général Juin lors de la bataille du Monte Cassino, en Italie. Ils sont surnommés en Italie les « marocchinate » (littéralement « maroquinades », en référence à l’origine marocaine de nombreux soldats du corps expéditionnaire français en Italie).
Entre avril et juin 1944, des membres du corps expéditionnaire français, constitué pour moitié de Goumiers marocains, de soldats algériens, de tirailleurs tunisiens et de tirailleurs sénégalais, se rendent coupables de crimes de guerre en Italie centrale et méridionale et en particulier dans les environs du mont Cassin, une région localement appelée Ciociarie.
Selon un projet de loi du sénat italien daté de 1996, plus de 2 000 femmes et enfants ont été violées (de 11 ans pour la plus jeune, à 86 ans), ainsi que 600 hommes2. Selon quelques sources, ces chiffres ne sont soutenus par aucune archive française3. Par contre, le 1er janvier 1947, les autorités françaises ont autorisé l’indemnisation de 1 488 victimes de violences sexuelles4. En 2004 le gouvernement italien a reconnu comme avérées les violences et les viols commis par les troupes marocaines et a décoré avec des Médailles pour mérite civil de nombreuses villes de la Ciociarie.
Ces événements ont servi de toile de fond à un roman d’Alberto Moravia, adapté au cinéma par Vittorio De Sica : La Ciociara.
***film sur le même sujet de 1961 avec Sophia Loren
Contexte
Les Goums, formations de l’Armée d’Afrique (à distinguer de l’armée coloniale), étaient recrutés de manière régulière, mais collectivement par unités complètes, encadrement compris. Ces troupes contractuelles appelées goums marocains, mais avec un statut particulier, proche des coutumes locales de la zone de recrutement, fournissaient l’ossature de l’infanterie d’une division d’infanterie marocaine. Ils appartenaient au CEF (Corps expéditionnaire français) aux côtés de la 2e division d’infanterie marocaine, de la 3e division d’infanterie algérienne, de la 4e division marocaine de montagne et de la 1re division d’infanterie motorisée (1re DIM) qui se faisait appeler la 1re division française libre. Les goums étaient sous les ordres du général français Augustin Guillaume.
Le 14 mai 1944 les goumiers, avec leurs convois de mules, passèrent par un endroit réputé infranchissable dans les monts Aurunces et contournèrent les lignes de défense allemandes dans la vallée du Liri, permettant au XIIIe Corps britannique d’enfoncer la ligne Gustav et d’avancer jusqu’à la ligne de défense suivante que les troupes allemandes avaient préparée, la Ligne Hitler. C’est après cette bataille qu’eurent lieu les violences sur les populations civiles.
Les crimes
Lors de sa première visite sur le front italien en mars 1944, De Gaulle prévoit déjà de rapatrier les goumiers au Maroc et de les employer uniquement à des taches d’utilité publique. La demande pressante de ses officiers pour renforcer le contingent de prostituées à hauteur de 300 Marocaines et de 150 Algériennes avait débouché sur la venue de seulement 171 Marocaines5.
En Italie, les exactions des goumiers marocains ont donné naissance aux termes « marocchinate », « marocchinare » qui se rapportent aux viols d’une cruauté insurpassable commis5. Du 15 au 17 mai, plus de 600 femmes sont violées, beaucoup d’hommes subissent le même sort ainsi qu’un prêtre. Un rapport anglais révèle que des femmes et des jeunes filles, des adolescents et des enfants sont violés dans la rue, des prisonniers sodomisés et des notables castrés5. Dans l’Italie de l’après guerre parler des « maroquinades » évoque toujours des scènes de pillages et de viols6.
La première mention de quatre cas de viols date du 11 décembre 1943 où sont impliqués des soldats du 573e régiment commandé par un lieutenant français « qui semblait incapable de les contrôler ». L’écrivain français Jean-Christophe Notin avance qu’il s’agit des « premiers échos des comportements réels, ou plus souvent imaginaires, dont les Marocains devaient être accusés »7.
Au début des années 1950, l’Unione Donne Italiane, organisation communiste féminine, a cherché à obtenir des indemnités pour environ 12 000 femmes victimes de violences sexuelles de la part du corps expéditionnaire français. Mais les chiffres à cet égard divergent beaucoup. L’historien italien Giovanni De Luna (it) le situe entre un minimum de 300 (nombre des inculpations) et un maximum de 60 000 (nombre total des demandes d’indemnisation).
Témoignages sur les « marocchinate »
Le maire d’Esperia (commune de la province de Frosinone) a affirmé que dans sa ville, qui comptait au total 2 500 habitants, 700 femmes furent violées et quelques-unes en moururent.
Selon un témoignage recueilli par le professeur Bruno D’Epiro8, on raconte que le curé d’Esperia chercha en vain à sauver trois femmes des violences des soldats : il fut attaché, sodomisé toute la nuit et mourut des suites de ces violences.
À Pico, selon quelques témoignages, des soldats américains auraient voulu se joindre aux goumiers pendant que ces derniers accomplissaient les violences, mais ils en furent empêchés par leurs officiers.
L’écrivain Norman Lewis, à l’époque officier britannique sur le front de Montecassino, a raconté les événements dans un livre :
« Récemment, toutes les femmes de Patrica, Pofi, Isoletta, Supino, et Morolo ont été violées. À Lenola, pris par les Alliés le 21 mai, cinquante femmes ont été violées, et -comme il n’y en avait pas assez pour tous- des enfants et même des vieux furent violés.
Il semble normal que deux Marocains s’en prennent simultanément à une femme, l’un ayant une relation normale, tandis que l’autre la sodomise. »
— Norman Lewis, Naples ’44: A World War II Diary of Occupied Italy
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Cependant ces violences ne se limitèrent pas à cette seule zone de l’Italie : le phénomène aurait déjà commencé en juillet 1943 en Sicile, avant de se propager par la suite dans toute la péninsule et il n’aurait pris fin qu’en octobre 1944, avec le transfert en Provence des CEF. En Sicile, les goumiers auraient eu des heurts très sévères avec la population pour cette raison : on parle de quelques soldats qu’on aurait retrouvé tués avec les parties génitales coupées. Avec l’avancée des alliés le long de la péninsule, des événements de ce genre sont aussi rapportés dans le Nord du Latium4 et le Sud de la Toscane où les goumiers violèrent, et parfois tuèrent, des femmes et des enfants après la retraite des troupes allemandes, sans épargner des membres de la résistance italienne.
Les mêmes méfaits se sont répétés lors de la prise de Freudenstadt, en Allemagne, les 16 et 17 avril 1945, quand au moins 600 femmes ont été violées par les troupes françaises, dont une partie de goumiers10.
Les réactions des autorités
Le 18 juin 1944, le pape Pie XII sollicita le général de Gaulle afin qu’il prenne des mesures face à cette situation. La réponse qu’il reçut du général montrait à la fois sa compassion et son irritation. La justice française entra donc en lice et 207 soldats furent jugés pour violences sexuelles ; 39 d’entre eux furent acquittés, faute de preuves4. À ces chiffres, il faut cependant ajouter le nombre de ceux (28) qui furent pris sur le fait et fusillés4.
Le 1er janvier 1947, la France autorise l’indemnisation de 1 488 victimes de violences sexuelles ; indemnisations payées par l’Italie, pour les crimes commises par les troupes françaises. 4
Interprétations historiographiques
Témoins contemporaines et travaux des historiens
Dans une lettre adressée au général de Gaulle le 18 juillet 1944, le maréchal Jean de Lattre de Tassigny écrit à propos des goumiers marocains : « je sais qu’ils sont accusés d’actes de violences commis à l’encontre des populations civiles italiennes, mais je crois que de tels faits ont été singulièrement déformés et exagérés à des fins anti-françaises ».
Un projet de loi du sénat italien de 1996 parle de 2 000 femmes et de 600 hommes violés2. Selon les archives du S.H.A.E.F 12, établies à partir de documents émanant du QG de la Ve armée américaine où furent enregistrées les plaintes des victimes ou des parents des victimes, on dénombre 160 informations judiciaires concernant 360 individus. Il y eut 125 condamnations pour des affaires de viol, 12 pour attentat à la pudeur et 17 pour homicide volontaire. Les affaires les plus graves furent selon ces archives commises du 29 au 31 mai.
Le rapport du capitaine Umberto Pittali daté du 28 mai 1944 archivé par l’Archivio Storico del Ministero degli Affari Esteri (ASMAE – « Archives historiques du Ministère des Affaires extérieures ») décrit dans le détail les atrocités commises :
« Quiconque se trouve sur leur route est attaqué à main armée […]. Ils s’emparent de tout […], et si dans le groupe se trouvent des femmes, elles sont déshabillées avec violence en cas de résistance. Si, par exemple, ils s’engouffrent dans quelques fermes encore habitées, ils s’adonnent à un vrai saccage ; à la suite de quoi, les armes à la main, ils chassent les hommes des maisons et violent les femmes sans aucun respect ni pour les jeunes ni pour les personnes âgées. […] Dans tous les cas, on déplore que les actes de violence charnelle s’accompagnent de coups très violents. Les rapports médicaux mentionnent dans leurs diagnostics des déflorations associées à des lésions multiples, des ecchymoses et autres traumatismes […].
Dans l’ensemble, on peut affirmer, sans risque d’être démenti, que 90 % des personnes qui ont traversé la zone d’opérations des troupes marocaines ont été détroussées de tous leurs biens, qu’un nombre élevé de femmes ont été violentées, et que l’on a compté un nombre important d’hommes auxquels on a fait subir des actes contre nature13. »
À titre de comparaison, mais se référant à un effectif global des armées bien plus important que les bataillons ici en cause, l’historien américain J. Robert Tilly dans son ouvrage La Face cachée des Gi’s, rend compte de 379 dossiers archivés, de 879 cas dénombrés officiellement, et extrapolant sur ces bases pour tenir compte des affaires n’ayant jamais donné lieu à des plaintes estime que plus de 17 000 viols auraient été commis par les militaires américains pendant les campagnes de France et d’Allemagne entre 1942 et 1945 14.
Les viols commis par l’Armée soviétique sont quant à eux estimés à de plus de deux millions de femmes allemandes violées en 1944-1945 (dont 100 000 pendant la seule bataille de Berlin).
Certains journalistes anglais ont reconnu que les seuls incidents dont ils se souviennent n’impliquèrent pas des Marocains, mais des GI’s17. Une enquête de 1946 constatera que le gouvernement italien versait 15 000 lires au plaignant à chaque dépôt de plainte, ce qui a pu encourager certaines dérives ; selon le général Guillaume, qui commandait les goumiers marocains au moment des faits, la campagne de dénigrement serait née dans les milieux diplomatiques de l’Axe en poste dans les pays neutres ; propagande qui n’est pas nouvelle et qui reprend la Honte noire, campagne nationaliste et raciste déclenchée dans l’Allemagne de Weimar au début des années 1920 afin de dénoncer l’occupation de la Rhénanie par les troupes coloniales françaises ;
Le faux message du général Juin
Un document édité en 1965 par l’association nationale des victimes civiles de la guerre (ANVCG)19 fait état d’une « feuille volante » en français et en arabe qui aurait circulé parmi les goumiers20 et selon laquelle le général Juin aurait promis à ses soldats cinquante heures de « liberté » après la bataille :
« Au-delà des monts, au-delà des ennemis que cette nuit vous tuerez, il y a une terre abondante et riche de femmes, de vin, de maisons. Si vous réussissez à passer outre cette ligne sans laisser un seul ennemi vivant, votre général vous le promet, vous le jure, vous le proclame : ces femmes, ces maisons, ce vin, tout ce que vous trouverez sera à vous, à votre bon plaisir et votre volonté. Pour cinquante heures. Et vous pourrez avoir tout, faire tout, prendre tout, tout détruire ou tout emmener, si vous avez vaincu, si vous l’avez mérité. Votre général tiendra sa promesse, si vous obéissez pour la dernière fois jusqu’à la victoire. »
— Traduction du texte tel que présenté en italien par l’ANVCG13.
Il s’agit d’une simple affirmation que l’association italienne n’a plus reprise par la suite. Celle-ci n’est pas mentionnée par le Sénat italien dans son projet de loi de 199621. Aucun exemplaire de cette « feuille volante » n’a jamais été présenté 13 et aucune archive française n’en fait mention3. Reprise depuis, et entre autres, par l’extrême-droite italienne22, « l’idée des cinquante heures de « carte blanche » s’est fortement enracinée dans l’imaginaire collectif ».
D’autres prétendent que ce sont « les Américains [qui] ont donné carte blanche aux Marocains, pour qu’ils percent la ligne de front », car « sans carte blanche, les Marocains ne combattaient plus et n’avançaient plus ».
Position de l’État italien
L’État italien a officiellement reconnu les événements qui se sont produits dans la province de Frosinone et Latina à la suite de la rupture de la ligne Gustave. Les communes de Esperia25 et Lenola26 ont reçu la Médaille d’Or du Mérite Civil, tandis que Castro dei Volsci27, Ceccano28, Campodimele29, Pofi30, Saturnia31 ont reçu la Médaille d’Argent. Les crimes commis par les troupes marocaines sont explicitement mentionnés dans les motivations d’attribution.
Le 14 mars 2004, le président de la République italienne, Carlo Azeglio Ciampi a déclaré à cet égard à Cassino : « Personne ne pourra jamais pardonner la violence infligée aux femmes, aux enfants, aux personnes âgées dans Esperia et dans de nombreux autres villages32. »
Une stèle de bronze pour rappeler le souvenir du viol des femmes des communes de Monti Aurunci, Ausoni et Lepini a été inaugurée le 27 juillet 2006 à Campodimele par la vice-présidente de la Chambre des députés italiens Giorgia Meloni.
Les « marocchinate » au cinéma
Une scène du film La Ciociara, inspiré du roman homonyme d’Alberto Moravia et réalisé par Vittorio De Sica, évoque ces événements.
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_ciociara
Le film avec des sous-titres en français:
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